A Kroniks on fait ce qu’on veut quand on veut. Parfois on publie des kroniks sans interviews, parfois on publie des kroniks ET des interviews. Et ben là, on a décidé de publier une interview avant une (éventuelle) kronik. Pourquoi ?
D’abord et d’une, on fait ce qu’on veut (faudra le répéter à chaque fois ?).
Ensuite et de deux, parce que cette interview là, c’est celle de Laureline MATTIUSSI, une ravissante auteure aux yeux bleu azur qui a pris le temps de répondre à des questions (pas toujours) stupides et qu’elle traine depuis trop longtemps dans mes dossiers (l’interview, hein, pas Laureline).
Enfin et de trois parce que parler de son œuvre, l’Ile au poulailler publiée chez Treize Étrange, demande du temps pour rendre compte du talent de l’artiste, de sa manière de composer d’immenses planches aérées avec un style délié et stylisé. Parce qu’il faut bien choisir et peser ses mots pour raconter cette histoire de pirates qui n’en est pas une en en étant quand même une, alignant les clichés du genre mais sans en suivre les sentiers (re)battus. Bref, parce que ce n’est pas facile, voilà.
Alors en attendant de trouver les mots (et le temps) pour rendre compte convenablement du travail de Laureline (mais est-ce seulement possible tant ce diptyque est à la fois étrange et merveilleux, aventureux et coquin, familier et étonnant…), Tonton Cruchot vous propose un entretien avec l’artiste. Et si après ça, vous n’avez toujours pas envie de découvrir son univers… alors promis, vous aurez une belle kronik.
Kroniks : Laureline bonjour. Alors avant de commencer je voudrais te décerner un prix spécial : le prix Kroniks des plus beaux yeux bleus de dessinatrice de BD. Sous vos applaudissements !
Pour ceux qui ne le saurais pas (et peu le savent), il faut expliquer qu’à l’heure où tu réponds à ces questions, tu sors d’une période d’ermite asocial pendant laquelle tu as bouclé le tome 2 de l’Ile au poulailler. C’était comment ? On imagine que c’est pendant ces moments d’intense création que les auteurs se font le plus plaisir, non ?
Laureline MATTUISSI : C’était ascétique sur la fin, c’était la panique dès le début. C’était des moments de bravoure intenses et lumineux lorsque je me levais à 6 H 00 et que je me collais aussi sec au boulot, de furieux accès de colère quand je loupais mon réveil. C’est un moment où j’ai définitivement cessé de répondre au téléphone. Mais j’ai beaucoup progressé en dessin.
K : J’ai lu ta biographie, disponible un peu partout sur internet, et j’en ai retenu que tu étais née il n’y a pas très longtemps à Nancy et qu’après tu as publié L’Ile au poulailler. C’est bon, je n’ai rien oublié ?
LM : J’ai également pris le large et baroudé en mer pendant cinq ans avant d’ aller vivre en bête sauvage dans des jungles lointaines. Depuis j’écris des livres en fumant des cigares de la Havane, je joue à lancer des couteaux en plein dans le mille comme me l’a appris mon tonton Max, je bois du calva dans des crânes en caressant un vieux chat sauvage et borgne.
K : J’ai lu aussi que tu donnes des cours de dessins à Bordeaux. Ça ressemble à quoi un cours de dessin par Laureline MATTIUSSI ? Tu es quel genre de professeur ? Du genre à mettre des heures de colle à ceux qui n’arrivent pas à dessiner Titeuf ?
LM : J’ai cessé depuis quelques années de donner des cours de dessin. Je ligotais les élèves dissidents et mon vieux chat sauvage et borgne leur griffait les parties génitales.
K : A une époque où toutes les jeunes femmes qui dessinent font des BD pour fillasses en se comparant la taille de leur sac à main, toi tu publies un roman graphique, un vrai, tout sympa tout plein sur les petites hontes des enfants. Alors quoi, t’aimes pas les sacs à main, les blog de filles et les histoires de poils ?
LM : Pas vraiment.
K: Ton tout premier livre donc c’est Petites hontes enfantines (chez la Boîte à Bulles). Tu peux nous raconter la genèse de cet album et l’accueil qu’il a reçu ?
LM : Les « Petites Hontes Enfantines » sont de cours récits glanés au fil des discussions avec des copains. J’ai conservé les hontes qui me semblaient les plus drôles et les plus singulières, mais qui conservaient également un caractère universel. Il y est question d’une profonde gravité de l’enfance mélangé à une vraie drôlerie. Je crois qu’il a été bien accueilli.
K : Dans L’Ile au poulailler tu mets en scène une « piratesse » meneuse d’homme, bagarreuse et qui ne s’en laisse pas compter. Allez, sois franche, tu as pris qui comme modèle ?
LM : J’aime les personnages féminins éminemment sexués et tapageurs… et totalement inconvenants. Ma piratesse a cette qualité qu’elle peut parcourir le pont de son bateau les fesses à l’air, vociférant auprès de ses marins comme un diable, sans jamais s’interroger sur l’indécence de son accoutrement.
Je ne lui connais aucun modèle.
K : Le genre « aventures de pirates » est plutôt réservé aux hommes mais tu réussis à apporter une touche de féminité bienvenue tout en respectant les clichés du genre. Tu voulais faire la nique aux mecs et leur prouver que les filles aussi peuvent dessiner des voiliers, des combats à l’épée et des poulets plumés ?
LM : J’ai voulu travailler sur la piraterie pour ce qui en fait l’essence même : la révolte, l’obstination, la démesure et toujours cette profonde inconvenance. Pour la magie du mythe également : pas de pirates sans trésor et sans revenants. Du point de vue du dessin il y avait ce plaisir à faire juxtaposer la transparence de l’air et la beauté des horizons marins, le mouvement de l’eau, quelque chose qui tient de l’atemporel et d’un certain rapport au songe et à l’infini, à du rugueux, du charnel , du grossier, à des personnages qui perdent leurs chicots, qui se grattent les couilles, qui ont des poux, qui s’emmerdent, puis qui d’un coup sont pris de folie et s’entretuent.
J’ai beaucoup joué sur le langage, la grossièreté et la rudesse des marins que j’aime facétieux et cruels.
J’aime l’idée d’ un récit qui sent un peu, avec de la puissance et du rythme.
K : A la fin du premier tome, on se retrouve en plein délire onirique, sur une île à poulets. Le ton devient presque non-sensique. C’était l’idée dès le départ ? Partir d’une histoire de pirates pour arriver … pour arriver où justement ?
LM : Pour n’arriver nul part justement car la piraterie selon moi se joue de l’espace et du temps pour n’œuvrer qu’en des eaux circulaires où il n’y a ni début ni fin. On cavale à travers les mers en se jouant de l’Histoire et de l’organisation du terrestre, on y poursuit une révolte ou un trésor, on y joue l’histoire d’une folie et d’une déraison jusqu’à ce que mort s’en suive. C’est le leitmotiv de mon récit à moi. Et les poulets y étaient prévus depuis le début.
K : Ton album est superbement préfacé par Pierre DUBOIS, onirique comme toujours et véritablement dithyrambique à ton égard. Comment as tu rencontré Pierre et comment l’as tu convaincu de préfacer ton livre ? C’est en tout cas un magnifique cadeau qu’il t’a fait là.
LM : Pierre Dubois est un pirate. Un vrai de vrai car non content de porter des grandes bottes et un couteau à la ceinture il est accompagné de magie. Adolescente j’ai dévoré ses contes et ses encyclopédies. J’y trouvais alors une écriture exemplaire parce qu’elle savait dire le merveilleux, avec sagacité, avec drôlerie, avec un vrai plaisir jouisseur, et cet immense savoir qui le caractérise. Il fait partie des gens qui ont le plus compté dans mes désirs de raconter et je suis très honorée par cette préface qui est une formidable préface.
K : L’association Artémisia est tout aussi enthousiaste puisqu’elle t’a décerné son prix de l’année 2010. J’imagine que c’est mieux que le titre de « plus beaux yeux bleus de dessinatrice de BD »… Pour toi, ce prix littéraire c’est :
a) une consécration bien méritée, non mais b) une motivation pour la suite
c) tu t’en fous, tu voulais un prix à Angoulême d) Obi Wan Kenobi?
LM : Ce prix a permis à mon livre d’avoir une plus grande visibilité et c’est très bien. Et j’aime bien le propos que tiennent les membres d’Artemisia sur les femmes dans l’univers de la création. ( et puis j’aime aussi l’œuvre d’Artemisia Gentileschi, ça tombe bien).
K : Tu remercies « les copains de l’atelier ». C’est quel atelier déjà, rappelle nous ?
LM: Koikoi com quiqui, Aux anchois des Antilles ou les Studios Johnson, les noms varient. C’est un atelier à Bordeaux et nous sommes 7 : Nicolas Dumontheuil, Jean-Denis Pendanx, David Prudhomme, Rémi Cattelain, Jérome Daviau, Christophe Dabitch et moi-même.
K: D’ailleurs, est-ce que tu travailles encore en atelier ? Et qu’est-ce que cet environnement t’apporte que tu n’as pas en travaillant seule ?
LM : Je n’y ai pas mis les pieds depuis quelques temps. J’aime alterner des périodes de travail totalement solitaire chez moi à des moments d’ateliers où on mélange un peu nos tendances d’ours asociaux. Et puis les temps d’atelier sont aussi des moments de discussion et d’échange sur les projets en cours et j’ai beaucoup d’estime pour le travail de mes camarades d’atelier.
K : Plus généralement, à quoi ressemble une journée type de dessinatrice de BD ? Par exemple, tu prends quoi au petit déjeuner ?
LM : Des pieds de porc sauce chien.
K : Les couleurs sont de ta copine Isabelle MERLET. Comment s’est passé le travail exactement entre vous ? Et surtout, laquelle des deux faisait le thé ?
LM : Nous ne buvions que du shrubb. Je suis très contente de cette collaboration, Isabelle a un extraordinaire culot et sait donner entièrement corps au récit par ses choix colorés. Elle sait dire les tensions, les moments de heurts, les temps suspendus… elle pense d’abord l’histoire avant de lui insuffler de la force. Ses couleurs font sens. Et elles sont superbes.
K : Tu pourrais nous donner TA définition de la bande dessinée. Je veux dire, en tant qu’artiste, en tant qu’auteur ? Qu’est-ce que le 9e art t’apporte par rapport à l’illustration classique ? (« Le pognon » n’est pas une réponse valable).
LM : Moi j’aime par dessus tout raconter. Et la BD me permet de dire davantage que par le biais d’autres médiums parce que c’est un art de l’écrit et de l’image confondu. C’est de fait un moyen d’expression extrêmement riche… et éminemment complexe aussi, car il faut trouver à maîtriser cette subtile imbrication de l’image et du récit.
K : Es-tu toi-même lectrice de BD ? Quels sont tes derniers coups de cœur ? Tes albums cultes ? Voire tes auteurs de référence ?
LM : Mon dernier coup de cœur est « Las Rosas » d’Anthony Pastor aux éditions de l’an 2. « Un western tortilla à l’eau de rose » écrit son auteur, un récit absolument génial. Courez l’acheter si ce n’est déjà fait.
Il y a aussi Kaz, que j’ai découvert il y a un ou deux mois en lisant « Terrain vague », ça m’a fait beaucoup rigoler.
Et puis il y a eu le Rébetiko de Prudhomme.
Les auteurs que j’admire sont nombreux , en faire une liste exhaustive serait ennuyeux et les réduire à quelques-uns serait injuste… mes références se trouvent aussi dans la littérature.
K : Après les pirates, tu vas t’attaquer à quoi ? Tu as des projets en vue, des idées d’histoire ? Des projets à plusieurs mains peut-être ?
LM : Je pars cette fois pour la Rome Antique, avec un scénariste, Sol Hess, aux commandes. C’est une histoire qui prend pied dans les bas-fonds de la ville, une histoire qui glue et qui poisse, avec beaucoup d’ombre et un peu de lumière le tout bien emmêlé, avec des rapports humains terribles, avec de la débauche, avec des poètes, des putes et des consuls trop gros, avec beaucoup d’humour. C’est un très beau scénario.
K : Bon je vais te laisser tranquille maintenant, en attendant de pouvoir lire la suite de l’Ile au poulailler, sur laquelle tu ne diras rien, bien évidemment … (Même pas un petit truc, rien qu’à moi ?) Merci beaucoup Laureline pour ta gentillesse et surtout ta patience. J’espère te revoir très bientôt, parce que les séances de dédicace ont avec toi quelque chose de magique.