Étiquettes

, , ,

Copyright Frédéric Toutlemonde - 2008

Copyright Frédéric Toutlemonde - 2008

A l’occasion de la sortie dans les librairies japonaises du premier numéro d’Euromanga, dont nous avons déjà parlé ici, j’ai eu la chance de pouvoir interviewer Frédéric Toutlemonde, son fondateur. Merci à lui pour sa gentillesse, sa disponibilité et le très sympathique dessin qu’il a bien voulu fournir pour illustrer cette interview !

Kroniks : Comment l’idée d’Euromanga est-elle née ?

Frédéric Toutlemonde : J’ai été amené à travailler de 2003 a 2005 sur la promotion du Livre Français au sein de l’Ambassade de France a Tokyo. Étant grand amateur de BD, je me suis un peu naturellement concentré sur la promotion de la BD au Japon. Ces deux années m ont permis de découvrir le monde de l’édition au Japon et d appréhender les difficultés propres a l introduction de la BD : ignorance des Japonais sur l’existence d une bande dessinée européenne, publications passées et présentes très rares, manque d activistes BD (a l’exception de Frédéric BOILET bien sûr!), de communauté de fan japonais…Bref le bilan peut sembler assez sombre, mais la bonne nouvelle tenait au fait qu’il n y avait pas eu véritablement de vraies tentatives éditoriales récentes pour pénétrer le marché du manga. Or, la BD connait sans doute actuellement son age d’or tant dans sa qualité, que sa diversité, avec de nouvelles tendances graphiques fortes, soit très européennes, soit influencées par le comics et le manga. C’est donc à partir de cette époque qu’est né petit à petit le concept d’Euromanga, une revue qui présenterait une sélection riche et diversifiée de la BD européenne actuelle. J avoue qu’au début, pour coller au modèle japonais de prépublication, je voyais les choses en beaucoup trop grand : lancement d’un monthly jump BD de 300 pages BD en noir et blanc axées principalement aventures, action, fantasy, couleur passée en noir et blanc sur du papier bon marche, le tout pour un prix sacrifié. Et puis petit à petit on apprend combien coûtent les choses, on revoit ses calculs à la baisse, et surtout on recherche une formule viable, qui a des chances de ne pas mourir tout de suite, comme justement les nombreux nouveaux magazines de prépublication japonais. Qu’Euromanga ne meure pas tout de suite est ma première préoccupation a vrai dire.

K : Quelles ont été les étapes pratiques de sa création ?

F.T. : La création d’Euromanga est avant tout le fruit d’une multitude de rencontres sans lesquelles mon projet n’aurait jamais pu avancer. En 2005, une petite communauté internet de Japonais fan de BD a laquelle je participe est née dans un réseau de blog japonais. De cette communauté internet est né un cercle d’étude sur la BD, qui se regroupe une fois par mois pour échanger sur le sujet, participer a la mise en place d’événementiels. Cette communauté a petit a petit pris de l’ampleur pour compter actuellement près de 650 membres inscrits, tous n’étant bien sûr pas actifs. Les rédacteurs et traducteurs œuvrant sur Euromanga, que je n’aurai de cesse de remercier font partie de cette communauté. Côté édition, en 2004, j’ai eu l’occasion de travailler sur l’album collectif  [Japon] et d’ainsi faire la connaissance de Frédéric Boilet et de la maison d’édition japonaise qui a publié [Japon] et qui publie maintenant Euromanga, Asuka Shinsha. L’entretien de liens avec l’équipe éditoriale d Asuka Shinsha a grandement contribue a la mise en place de cette coopération dans laquelle la structure que j’ai monté cette année édite Euromanga, et Asuka Shinsha publie le livre (gestion, commercialisation).

K : Comment le choix des séries a-t-il été effectué ? Qu’est-ce qui a guidé vos décisions ?

F.T. : J’ai choisi les séries selon mes envies, les envies des membres de la communauté BD ci-dessus citée, et les avis que j ai pu recevoir d’éditeurs japonais. Ma sélection ne se veut pas être ce qui se fait de mieux en Europe en matière de BD, mais j’espère ma sélection riche, intéressante, d’actualité, et surtout qu’elle soit lisible par le public japonais,  connaissant déjà ou non la BD. Les 4 séries présentes dans Euromanga offrent des narrations et des découpages assez dynamiques et accessibles, avec relativement peu d’ellipses, sans pavés de texte qui plombent la planche.

K : Comment les maisons d’édition françaises propriétaires des droits des séries que vous éditez ont-elles accueilli votre volonté de publier leurs séries dans Euromanga ?

F.T. : Très bien je crois. Je leur suis très reconnaissant d’avoir pris au sérieux l’aventure Euromanga en engageant une vraie discussion avec moi. Les éditeurs auxquels je me suis adressé  comprennent la démarche novatrice d’Euromanga, et l’intérêt pour la BD en général au Japon que ce magazine peut représenter.

K : Est-ce que le fait que Blacksad ait déjà été publié au Japon a eu une influence ?

F.T. : L’ambassade de France avait mis en place il y a quelques années un site internet en japonais intitule Livres Français proposant des présentations et fiches de lecture des nouveautés françaises. Blacksad a fait l’objet d une présentation ce qui a retenu l’attention d Hayakawa Shobo qui a décidé de publier les deux premiers albums. Connaissant leur choix malheureux de ne pas publier le tome 3, j’ai donc décidé d inclure ce tome 3 dans le volume 1 d’Euromanga, à mon plus grand plaisir!

K : Quel(s) objectif(s) concret(s) visez-vous ?

F.T. : Euromanga est pour l’instant semestriel, le prochain numéro étant prévu pour mars 2009, c est long, beaucoup trop long pour le public japonais. Mon premier objectif est avant tout qu’Euromanga ne meure pas dans un premier temps, et s il trouve son public (disons 5 000 lecteurs assidus) qu’il puisse passer en trimestriel. Et si vraiment ça marche bien après, pourquoi pas en bimensuel, mensuel, sortir un autre magazine en noir et blanc de 300 pages de romans graphiques..Tous les rêves sont permis mais mon souhait le plus cher est qu’Euromanga et la BD en général, trouvent une place ne serait-ce que toute petite, chez le lectorat japonais.. et dans les librairies aussi!

copyright 2008 Euromanga

copyright 2008 Euromanga

K : Il est bien sur trop tôt pour conclure définitivement, mais quels sont les premiers retours sur la publication d’Euromanga ? Celle-ci rencontre-t-elle un écho en France ?

F.T. : Oui il est trop tôt pour parler des ventes, maintenant, le bouquin a été bien accueilli par les fans de manga étranger, et a reçu les louanges du Journal de l’édition, dans un article à sa une cette semaine. Le Bibendum Céleste de De Crécy, suivi de Blacksad, remporte un grand succès.

K : Quel est l’état du marché de la bande dessinée européenne au Japon ?

F.T. : J’aimerais dire qu’il est à développer, mais la vérité est que ce marché est plutôt à construire, à inventer. Il y a certes eu quelques publications ces dernières années de BD (Blacksad, Persépolis, l’Ascension du Haut mal..) qui donne de l’espoir après 4 années ou rien n’a été publié au Japon après Bilal en 1999-2001. Avec l’activisme de la nouvelle communauté internet de fan de BD, il ne manque peut-être qu’un ou deux éditeurs japonais prêts à se lancer dans l’édition de la BD pour assister a un vrai début d’activité. Dans ce sens Euromanga peut aider a déterminer s il y a déjà un lectorat potentiel, ce qui est un élément crucial pour tout éditeur.

K : Quelles sont les concessions qu’il faut être prêt a faire pour éditer une bande dessinée européenne au Japon ? Quelles sont les contraintes imposées par les maisons d’édition nippones ?

F.T. : Je pense qu’il y a trop peu d’exemples de publication de BD au Japon pour répondre à cette question. Dans le cas de Bilal, l’éditeur a respecté le format et la couverture cartonnée originale, alors que pour Blacksad, l’éditeur a privilégié un format un peu plus petit avec une soft cover, très belle d ailleurs. Bref je ne vois pas beaucoup de contrainte dans le cas des traductions. Par contre,  il est possible qu’une majorité d’éditeurs préfèrent la réalisation d une œuvre originale avec des étrangers plutôt que l’achat de droits d une œuvre déjà existante avec traduction.

K : Que pensez-vous de l’exposition qui a lieu actuellement au Musée International du Manga de Kyôto ? Est-elle de nature a « révéler » la Bande Dessinée au public japonais, au moins dans une certaine mesure ?

F.T. : C’est une très belle initiative à laquelle les membres du Cercle d’étude sur la BD ont contribué grandement. De plus cette exposition a lieu jusqu’au début 2009. Le Musée International du Manga de Kyoto étant très visité, notamment par les scolaires, gageons qu’une partie de ces visiteurs gardera en mémoire qu’il existe un manga européen, qui vit et palpite, sous des formes différentes du manga japonais, et dont on peut retrouver la trace en librairie en japonais (en cherchant bien certes)

K : Quelles sont, pour vous, les principales différences entre manga et bande dessinée ? Rejoignez-vous sur ce point les conceptions de Frédéric Boilet (qui a popularisé le « manga d’auteur » en France au travers de la collection Sakka) ?

F.T. : Je ne me souviens plus exactement des conceptions de Frédéric Boilet mais je me souviens de mes premières impressions a la lecture de mon premier manga: toutes ces spécificités liées au dessin, sens de lecture inverse, choix de cadrage des scènes ou système narratif qui perturbe l’œil et nos repères de BDphiles. C’est valable dans un sens comme dans l autre. Comme on l’a constaté il y a près de 15 ans en France, BD et manga sont très différents mais les deux racontent au final la même chose: une histoire.  Offrir à l’autre, ou recevoir de l’autre de bonnes histoires doit être au cœur du processus de découverte interculturelle. En tant qu’auteur et aussi en tant qu’éditeur pour Sakka, Frédéric Boilet a une expertise phénoménale a la fois de la Bande dessinée et du manga (je mets le mot manga au masculin comme je mets gameboy au féminin, pas par revendication idéologique mais par habitude), et l’action qu’il a su mener pour la promotion de la bande dessinée d’auteur est tout a fait remarquable. Personnellement, je  n’aurai jamais son expérience et ses connaissances qui nourrissent son engagement pour un type de BD en particulier. Sans doute par manque d’attache personnelle avec le monde de la BD, je n’ai pas sa vision assez dualiste BD d’auteur / BD commerciale. Je ne veux pas dire que tout est bon dans la BD, mais il y a du bon dans tous les genres en BD. Et c’est justement cette richesse, comparable au cinéma ou à la gastronomie qu’il faut savoir offrir aux pays étrangers, plus que les produits de luxe ou nos chaines de supermarchés.