Kroniks : Bonjour Frédéric, et merci d’avoir accepté de répondre aux questions de Kroniks ! Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que tu nous fais la gentillesse de nous répondre. Mais cette fois, puisque j’ai eu l’occasion de te rencontrer, on va parler de choses un peu différentes. Pour commencer, la traduction, ça ne doit pas toujours être facile, notamment sur le Bibendum Céleste, non ?
Frédéric Toutlemonde : Alors c’est là que c’est intéressant parce que par exemple le traducteur (Masato Hara) du Bibendum Céleste est un peu l’activiste numéro 1 au Japon sur la BD. C’est lui qui dirige la BD Kenkyûkai (la communauté Mixi – équivalent nippon de facebook – sur la BD), il fait de la traduction, dont le Bibendum Céleste pour Euromanga, écrit des articles sur la BD et participe à l’organisation de conférences. C’est un gars qui a une formation littéraire pure souche, qui adore étudier, un vrai chercheur dans l’âme. Le langage ultra complexe de Bibendum, plein de surréalisme, il arrive à bien le rendre et à me démêler ça sans trop de difficultés. Sur Euromanga, je pense que j’ai réussi à faire des paires qui fonctionnent bien. La traductrice de Blacksad, qui est aussi celle du Vol du Corbeau, aime ces ambiances un peu cinématographiques, polar d’après-guerre, qui sont plutôt bien écrits sans trop de grosses difficultés. Le traducteur de Rapaces est un traducteur qui travaille principalement sur de la traduction en anglais, et un peu en français. Il n’a pas une très grosse culture en littérature française, et en BD il n’y connait pas grand-chose. Par contre c’est quelqu’un qui lit du manga, qui lit de la science-fiction, du fantastique donc c’est quelqu’un qui connait cet univers un peu « entertainment », une histoire de vampire ça lui parle donc. Ce n’est pas un titre que j’aurais proposé à la traductrice de Blacksad, ce n’est pas du tout son univers, de même, elle serait incapable de traduire Skydoll … tout simplement parce que Barbara Canepa m’a demandé de traduire Skydoll à partir de l’italien. Je suis donc allé trouver LA japonaise qui travaille à l’Ecole internationale du manga de Rome qui est aussi agent pour des dessinateurs italiens pour faire leur promo au Japon. Mais c’est vrai que le pauvre Masato, à chaque fois que je lui donne la traduction du Bibendum Céleste, je me dis qu’il va en baver ! [rire]
K : Oui, la paire œuvre/traducteur, c’est un aspect vital !
FT : Il faut trouver les traducteurs qui ont un peu le bon profil pour l’œuvre, qu’on sait qu’ils ne vont pas se sentir mal à l’aise avec et qu’ils vont réussir à trouver les mots adaptés pour rendre la traduction efficace. Là j’ai décidé de mettre Happy Sex et Péchés Mignons, c’est un ton très coquin, il ne faut pas avoir la langue dans sa poche, ou commencer à rougir. J’ai senti que cela ne marcherait pas avec mes quatre traducteurs. Je bossais bien avec un Japonais qui s’appelle Tsukui qui bosse beaucoup pour des maisons d’édition alternatives, sa femme dessine entre autre des manga érotiques, je me suis dit qu’il n’y aurait pas de problème avec lui et on a donc fait la traduction à deux ; il ne parle pas français du tout, j ‘ai traduit les textes en japonais et il est repassé derrière pour les adapter comme il faut. C’est comme ça qu’on a fait la traduction des planches de Péchés Mignons et de Happy sex.
K : Zep, c’est quand même un peu un gros coup, parce que Happy Sex ça a été une bonne réussite éditoriale et puis c’est un nom connu pour nous européens, même s’il est sans doute inconnu ici au Japon.
FT : C’est ça qui a été un peu délicat, quand je vais voir les éditeurs français et que je leur dis ce que je veux, sauf que mes moyens financiers sont ridicules, certainement pas à la hauteur de l’idée qu’on peut se faire d’un éditeur japonais. Certains éditeurs m’accordent peut-être le bénéfice du doute « Voilà, il galère, il va vraisemblablement se foirer mais sait-on jamais, si ça marche… ». On a réussi à mettre en place un networking, des contacts chez d’autres éditeurs. Il va y avoir la sortie de l’intégrale de l’Incal à la fin de l’année ; ils ont accepté l’Incal parce qu’on leur a proposé ! Donc il y a tout de même des choses qui se passent et qui vont dans le bon sens
K : quand même, Moebius n’est pas un nom totalement inconnu au Japon. Certes, il faut être fan de recherches graphiques, d’occidentalisme dans le dessin, mais il y a des mangaka qui le citent comme influence.
FT : Oui, et il n’y a pas que Moebius, je pense que Nicolas de Crécy commence déjà à être un petit peu connu et à mon avis peut acquérir une vraie notoriété ici chez les amateurs de BD ou les professionnels comme Moebius ou Bilal. Je pense vraiment qu’il peut percer, quand je dis percer c’est être publié par un autre éditeur qu’Euromanga.
K : Justement, selon toi, quels sont les principaux obstacles pour la BD au Japon, en dehors de la barrière de la langue ? Sur le concept même.
FT : Plus que la narration ou la difficulté d’appréhender les ellipses, pour moi le principal problème se pose d’abord au niveau du format. En dehors du fait que ça coûte 5 fois plus cher de publier de la BD que de publier du manga, il y a un problème concret que malheureusement les lecteurs ne voient pas qui est de l’agencement des rayons dans les librairies : il n’y a pas une seule étagère à ce format, ils ont tout standardisé sur le format manga. Ou alors, on a la chance qu’ils aient quelques grands formats comme des art-books, ou une étagère de comics américains. S’ils n’en ont pas, pour Euromanga soit ils me le renvoient soit ils les mettent avec les bouquins de jeux vidéo, n’importe où on peut caser un truc en A4 en gros. Ça c’est le gros problème, ça limite beaucoup les rencontres, le public a de vraies difficultés à tomber dessus. Ensuite le prix d’Euromanga est très cher (1800 yens)… Il aurait fallu que je reste sur le prix du premier, à 1500 yens, mais à l’époque j’avais vraiment très peur de me manger une grosse veste. C’est un peu dommage mais on ne peut pas savoir ce qui va se passer plus tard. Il aurait peut-être fallu que je prenne un peu plus sur moi, que je prenne un peu plus de risques… Sur le moment, j’avais beaucoup de sons de cloche alarmistes, je voyais beaucoup de retours, je me disais « là je vais me retrouver avec 70% de retours, je suis mort ».
K : Mais justement, il y a quand même un public, pour ces œuvres-là, pour la BD on va dire en gros ?
FT : Il y a un public, oui. On constate d’ailleurs le retour d’un public pour le comics américain, c’est un peu la bonne nouvelle des deux dernières années. Il y a beaucoup de Batman qui vont sortir, il y a un éditeur qui a relancé les X-Men, il y a un Hellboy et même l’encyclopédie Marvel qui sort. C’est pas mal parce que ça peut entraîner la création d’un espace comics dans les librairies. C’est important de savoir que quand le bouquin ne sera plus parmi les nouveautés, il en restera au moins un exemplaire dans cette espace. Les deux titres qui ont fait décoller le comics, c’est Watchmen dont les ventes arrivent presque à 40.000 exemplaires et From Hell qui a dépassé les 20.000, ce sont de très très belles ventes pour des bouquins très chers.
K : Est-ce que c’est à mettre en relation avec leurs adaptations cinématographiques ?
FT : Pour Watchmen oui, pour From Hell non. Pour ce dernier, pourtant, l’éditeur l’avait certainement sorti en se disant « il y a eu un film avec Johnny Depp qui fait toujours un gros carton au Japon, ça va avoir un impact », mais non, en fait. Visiblement, ce sont les lecteurs d’Alan Moore qui l’ont acheté et il a bénéficié d’un bandeau avec des citations de critiques littéraires très renommés. Il y a eu un très bon relais dans la presse et je pense que c’est la force du scénario qui l’a porté… Pourtant c’est un bouquin dur à lire From Hell, mais incroyablement les japonais se sont jetés dessus. C’est bizarre : il était cher, en noir et blanc, il n’avait pas lieu d’être à ce prix-là, en plus ils l’ont éclaté en deux volumes, eh bien il s’est bien vendu… a côté d’Euromanga ; c’est rageant ! [rires]
K : Est-ce qu’il n’y a pas aussi une question relative à la couleur ? Les BD sont en grande majorité toutes en couleur, alors que les mangas, parfois les 10 premières pages le sont, mais pas plus.
FT : Y a un rapport à l’imaginaire qui est intéressant sur l’histoire de la couleur. J’ai lu ça dernièrement, sur une critique d’Euromanga justement, une fille qui fait de supers articles sur son blog. Là pour le 4, elle disait un truc intéressant, que la couleur enlève de l’imaginaire, c’est-à-dire que même si on fait un dessin très réaliste, le fait que ce soit en noir et blanc finalement plonge le lecteur plus dans l’imaginaire, il arrive plus à se dire qu’il est dans une fiction, tandis qu’un truc en couleur, ça va fixer en fait un peu l’œuvre dans des repères du réel. Même si le dessin est très caricatural, finalement on sera moins dans la fiction, dans l’imaginaire et plus dans le réel. Donc il y a cette idée qu’avec la BD en couleur on rentre moins dans l’imaginaire que le manga, ce qui est sans doute vrai. Ceci étant dit, je reste convaincu qu’il faut faire comprendre au lecteur japonais que la couleur peut être une autre manière de passer dans l’imaginaire. Le plaisir de la couleur, dans la BD, c’est quand même quelque chose de jouissif, auquel il est important d’éduquer le lecteur, par exemple apprécier les belles couleurs de Rapace.
K : C’est vrai que pour un lecteur européen, c’est très important, ce travail sur la couleur, ça participe de l’ambiance générale de l’œuvre.
FT : C’est un tiers, pratiquement ! C’est de l’ambiance, de la nourriture visuelle ! Nous on a l’habitude de s’arrêter sur le dessin, les japonais moins, c’est un vrai problème. Pour les japonais, ce qui compte, c’est le « flux », ce mouvement de la narration. En BD, on a peut être plus envie de pouvoir faire des pauses, de gérer tout ça, sans truc qui nous dise « accélère ». Ils réfléchissent avant tout leur création narrative sur un flux ; selon le flux que je veux donner, je vais choisir mes cadres, mes planches, faire en sorte que le lecteur, il accélère là parce que je veux que là ça aille vite. Et finalement, le lecteur japonais est presque sur de la téloche, il ne s’en rend pas compte, mais le rythme qu’on lui donne c’est un rythme qui est très très proche d’un support télévisé, en fin de compte, où toutes les répliques sont données, où toutes les scènes sont montrées, le gros plan pleine page est roi.
K : Pour conclure la petite interview : et le futur d’Euromanga ?
FT : Pour l’instant j’attends les résultats du 4 et voir l’état du nombre de lecteurs on va dire « consolidés » ; concrètement c’est assez difficile de les sortir. J’ai bénéficié du programme d’aide à la publication du Ministère des Affaires Étrangères, ce qui m’a permis de m’y retrouver dans mes comptes, mais sans ce programme-là, ça serait difficile. Bon, je pense que je vais tout de même sortir les 5 et 6. Et puis donc, je suis en pourparlers avec un éditeur pour une intégrale d’une des séries que je publie dans Euromanga, en coproduction et cofinancement. J’en suis à un stade un peu douloureux, où les gens commencent à se rendre compte qu’Euromanga c’était pas juste un coup de vent, mais que ça se poursuit même si le rythme est très lent, ça c’est bien, je commence à obtenir la confiance d’un lectorat qui commence à se dire que la publication va se poursuivre, donc si par malheur je devais arrêter, je pense que là ça serait très compliqué à gérer avec ces lecteurs. Je vais tout faire pour continuer surtout que je n ai pas vraiment de raison d’arrêter et que j’y trouve beaucoup de plaisir. Et puis sait-on jamais, il peut y avoir un vrai coup d’éclairage sur la BD en fin d’année ou l’année prochaine, ce qui permettrait de souffler un peu. Le but du jeu c’est aussi que d’autres éditeurs entrent dans la danse pour créer une émulation. Là c’est vrai que je suis un peu tout seul dans le désert donc c’est douloureux. L’intérêt des tankôbon (intégrale BD) c’est aussi de pouvoir présenter de la BD d’une autre manière, plus compacte. Et ça me permettrait surtout d’apporter de nouvelles séries à Euromanga. Y a des choses excellentes, comme du Emmanuel Lepage, ou mon coup de cœur, Aquablue, parce que c’est la série qui m’a fait basculer du comics vers la BD. Mais bon, c’est quelque chose qui va prendre encore beaucoup de temps.
K : Merci à toi Frédéric !